LES COUSINS AU CONGO :  
L'AFFAIRE CRÈVECŒUR (1965)

Quand on mélange rock du plat-pays, rumba africaine, mercenaires sans foi ni loi et rébellion marxiste-léniniste, cela donne un résultat détonnant et un savoureux récit belgo-congolais où le comique croise le tragique de l'Histoire. En cuisine, un zwanzeur patenté : André « Shore » Van den Meersschaut, le guitariste soliste des Cousins. A déguster comme une moambe-frites bien pimentée.


Nous sommes fin avril 1965. Quatre garçons élégants débarquent avec leur guitares sur le tarmac de l'aéroport de Léopoldville, capitale de la République du Congo. Le climat doit y être étouffant puisque ce mois est le plus chaud de l'année dans la future Kinshasa avec ses 26,9°C de moyenne qui tendent régulièrement à avoisiner les trente voire à les dépasser. En mode tropical, cela fait beaucoup et l'on imagine aisément Guido, André, Jean et Pol s'éponger le front et tomber la veste en raison du choc thermique bien connu des voyageurs au long-cours. Au Congo, à l'exception du batteur Pol « Pépé » Pécriaux qui avait grandi dans la colonie belge, ils sont en terre inconnue, loin de la mère-patrie qui leur avait offert un triomphe dès la parution de leur premier 45t en 1960. Ce triomphe s'appelait Kili Watch et ces quatre garçons sont le groupe Les Cousins. Que diable viennent-ils chercher en Afrique, sous la ligne de l'équateur, alors que leur dernier single significatif The House Of The Rising Sun/Do Ré Mi se vend encore très bien en Europe ?


La responsabilité de cet étonnant voyage peut être imputée à Roger Domani, fondateur du Théâtre de Poche à Bruxelles en 1951. Dès 1964, ce dernier s'était implanté en Afrique en créant l'Office Eurafricain de Diffusion Artistique et Culturelle et en y organisant des tournées de compagnies théâtrales belges. André Shore, guitariste soliste du groupe se souvient : « Domani avait compris qu'on était connus par les blancs là-bas et qu'il y avait un truc à faire. Il m'en parle, on dit OK, et de fil en aiguille, il se dit que c'est un peu juste et on élargit : République centrafricaine, Rwanda, Burundi, Angola chez les portugais ». Dans ce récit, nous nous limiterons au Congo et plus spécifiquement à la visite des Cousins dans la province orientale du Sud-Kivu, fort agitée à cette époque.

Rumba et p'tites pépées

Mais avant ce périple tendu, accordons-nous un moment de détente à Léopoldville. Dès leur arrivée à l'hôtel de luxe réservé où ils ont sans doute vainement essayé de se reposer, Les Cousins se régalent de l'accueil qui leur est fait et de l'atmosphère ahurissante de « Kin la festive ». Cette « ville où l'on ne dort jamais », avec ses innombrables noceurs, ambianceurs et sapeurs, ne pouvait que séduire quatre jeunes hommes en quête d'aventure. Musicalement, ce sont alors la rumba et les big-bands qui tiennent le haut du pavé et le top du top en la matière, c'est bien évidemment l'African Jazz de Joseph Kabasele Tshamala, créateur de l'inoubliable Indépendance Cha Cha en 1960. André Shore :
« L'ambiance qu'ils foutaient ! Le chef de l'orchestre était plus important que Mobutu, Kasa-Vubu et compagnie ! Il s'en foutaient les noirs, hein ! Et ces troupes de bonnes femmes avec toutes la même robe : des haies d'honneur de superbes femmes ! ». Oublions la tonalité passablement douteuse du propos, André est un homme de sa génération, mais on aura compris que Les Cousins ont passé du bon temps lors de leurs divers passages par la capitale congolaise. 

                                                                  L'African Jazz de Joseph Kabasele dit "Le Grand Kallé"
                                                                                          
Après un concert donné au Théâtre du Zoo de l'avenue Kasa-Vubu le 24 avril, le groupe se rend rapidement en avion à Élisabethville, future Lubumbashi, où ils établissent pendant un mois leur quartier général pour assurer la partie orientale de leur tournée africaine. Et là, rebelote, l'accueil est fabuleux : « Faut voir notre arrivée à Élisabethville : noir de monde, enfin plutôt bicolore noir et blanc ! Des camions avec des orchestres dessus, tout ça dans la brousse parce que l'aéroport était assez loin de la ville ». Mais trêve de festivités, c'est à plus de 1 300 kilomètres au nord, à Bukavu, que débute vraiment le récit de notre rocambolesque « affaire Crèvecœur ».

Au cœur des ténèbres

L'ancienne Costermansville est à l'époque beaucoup moins avenante que Léopoldville ou Élisabethville mais Les Cousins doivent absolument y honorer un contrat : « Bukavu était une très jolie ville sur le lac Kivu mais la rue principale longeant le lac était sinistre, jonchée de trous, il y avait eu des bombes ! On jouait donc un peu pour les survivants, la ville était très abîmée. C'était un concert un peu spécial dans un club d'environ 100 personnes, dans une ambiance un peu morose, il y avait des mercenaires blancs qui surveillaient un peu partout. »

Ici, un bref retour sur l'histoire politique congolaise et l'assassinat de Lumumba s'impose. Immédiatement après les élections générales de mai 1960 qui aboutiront à l'indépendance du Congo le 30 juin de la même année, le Président Joseph Kasa-Vubu nomme Patrice Émery Lumumba comme premier Premier Ministre du nouvel état. Comme on le sait, dans le contexte de la guerre froide, l'insoumission africaniste aux occidentaux de ce dernier ne plaît pas à tout le monde et Lumumba est révoqué dès le mois de septembre. Assigné à résidence puis emprisonné après une tentative ratée d'évasion, il est finalement livré le 17 janvier 1961 par le colonel Joseph-Désiré Mobutu à l'ennemi sécessionniste du Katanga Moïse Tshombé, avec la participation des belges et sous le regard bienveillant des américains. Il meurt fusillé le soir même.

                                                                  L'arrestation de Patrice Lumumba

Certains de ses soutiens n'entendent pas en rester là comme l'ancien ministre de l'Éducation nationale de l'éphémère gouvernement Lumumba Pierre Mulele. Mulele et ses compagnons partent en République populaire de Chine pour y suivre une formation militaire et sont de retour au Congo en 1963 pour mener la rébellion Simba qui, à son apogée, occupe jusqu'à 70 % du territoire. Le mouvement marxiste-léniniste est finalement écrasé en 1966 par l'armée régulière avec le soutien des occidentaux. En exil mais appâté par une proposition d'amnistie de Mobutu, Mulele acceptera de revenir au pays et finira par être abominablement torturé et assassiné en 1968. Voilà pour le contexte réjouissant qui amène Les Cousins à rencontrer le mystérieux colonel Crèvecœur en 1965.

Un pacte avec le diable ?

Après leur concert sinistre à Bukavu, Les Cousins s'autorisent quelques bières en compagnie de Roger Domani venu les rejoindre. C'est alors qu'un homme s'approche du groupe et se présente plus ou moins comme suit : « Bonsoir, je suis le colonel Jean-Marie Crèvecœur, responsable dans l'assistance technique belge à l'armée congolaise. Écoutez, j'ai un bataillon sous mes ordres et nous tenons la SUCRAF (« Sucrerie et Raffinerie de l'Afrique Centrale »). Mes mercenaires ne sont plus payés depuis trois mois. Vous ne voulez pas y donner un concert pour un peu les calmer ? ».

Un drôle de zigue ce Crèvecœur ! Il faut le voir sur les rares photos que l'on peut glaner sur internet où il est en compagnie du commandant Guy Weber : avec ses moustaches militaires de rigueur assorties d'un air bonhomme belgo-belge à jouer dans Bossemans et Coppenolle, le duo attire la sympathie au premier regard. 

                                                                  Le commandant Weber et le colonel Crèvecœur

Pourtant, le colonel n'est pas exactement un perdreau de l'année et sa carrière en témoigne autant qu'elle inspire un certain effroi : en 1960 déjà, on le retrouve au commandement de la gendarmerie katangaise soutenue par les belges et sous les ordres de Tshombé. Les 15 et 16 septembre, une violente répression des balubas menée par la gendarmerie de Crèvecœur dans les environs de Luena fait au moins 68 morts selon le décompte de l'ONU.1 Dans une note déclassifiée datée du 12 février 1961, l'ONU, toujours elle, s'alarme de la tension entre le gouvernement du Katanga et les tribus nord-katangaises. Elle le vise directement :

"Les autorités katangaises viennent de déclencher une offensive militaire contre la population du nord du Katanga. Dans la matinée du 11 février, une force comprenant 300 à 400 gendarmes katangais équipés d'armes automatiques et transportés dans 60 camions sous le commandement du colonel Crèvecœur, a attaqué le village de Mukulakulu, situé entre Lubudi et Luena. On ignore le nombre des victimes. Le village a été complètement incendié et les habitants ont fui. Après l'opération, la gendarmerie a poursuivi sa route vers Luena, brûlant tous les villages qu'elle traversait.2"

En revanche, il faut le noter, le rapport de novembre 2001 de la commission d'enquête parlementaire belge sur l'assassinat de Patrice Lumumba semble le dédouaner de toute responsabilité dans ce dossier. Mise sous pression par une résolution de l'ONU, la Belgique finit  par rapatrier ses nationaux qui œuvraient pour la gendarmerie katangaise en août 1961. Crèvecœur est-il resté au Congo pendant près de quatre ans envers et contre tout ? Quoi qu'il en soit, en avril 1965, Tshombé est devenu premier ministre et le colonel est bel et bien en poste dans le Kivu en pleine rébellion muléliste.

De tout cela, Les Cousins ne savent évidemment rien et se fichent d'ailleurs sans doute éperdument. La proposition de l'intrigant mercenaire les amuse et ils ont bien envie de l'accepter. Domani proteste : « moi, je ne me mêle pas de ça mais si vous voulez vous faire tuer... ». Avec toute la candeur et la témérité de leur jeunesse, les musiciens finissent par conclure ce contrat sulfureux mais juteux : « on dit oui et le type nous paie un paquet en dollars ou en francs belges mais certainement pas en monnaie de singe ! ».

Encerclés par les marxistes-léninistes

Le colonel avait prévenu : « ne vous inquiétez pas, on devra franchir les lignes de front mais on sera armés et on vous ramènera ! ». Dès le lendemain, c'est en effet une colonne de blindés qui escorte la voiture des Cousins jusqu'à la localité de Kiliba située à une grosse centaine de kilomètres au sud de Bukavu et à proximité de Bujumbura, la capitale du Burundi. Au terme de ce long trajet, le convoi entre dans le site de la SUCRAF qui est en réalité devenu un camp retranché cerné de barbelés entourant de jolies petites maisons vides. Cela fait peu de temps que l'état congolais et les mercenaires étrangers ont repris ce lieu stratégique qui avait été occupé par les rebelles à partir de mai 1964. Les infrastructures ont peu souffert mais c'est la main d'œuvre qui manque cruellement à la sucrerie3. Une aubaine pour Les Cousins qui se voient attribuer l'une de ces « jolies petites maisons vides ». Le maître du domaine leur en fait la visite, ouvre une penderie remplie de mitrailleuses et de grenades et plaisante : « s'il se passe quelque chose ce soir, vous avez de quoi faire ! ». Il est marrant ce Crèvecœur pense André Shore.

En fin d'après-midi, le groupe découvre la salle dans laquelle ils vont jouer, un petit clubhouse qui affiche les règles sur un écriteau dès l'entrée : « interdit de venir l'arme à la main ». Un peu plus tard, un type essaie quand même de pénétrer le lieu avec un couteau le long de la jambe. Le colonel l'apostrophe et reçoit cette réponse : « mais mon Colonel, je veux rester en vie ! ». Magnanime, Crèvecœur le laisse rentrer en lui conseillant cependant de ne « pas trop le montrer alors ». Ambiance, ambiance.

Malgré ce climat quelque peu oppressant, le concert se déroule à merveille : « on joue devant un public de noirs et de blancs, militaires ou employés de la SUCRAF. Ça marche très bien ! C'est du délire, tu te demandes où tu es. C'est vraiment la fête, Crèvecœur avait prévu des tonneaux de bière en quantité ! ».

Après une prestation réussie, la nuit tombée laisse Les Cousins songeurs dans la vaste plaine de Ruzizi bordée de montagnes. Depuis les flancs de celles-ci, de petites lumières scintillent par centaines. « C'étaient les mulélistes, s'ils déferlaient, on étaient tous foutus ! Mais bon, on avait notre penderie ! » s'esclaffe encore André Shore plus d'un demi-siècle après les faits.

Ils n’auront toutefois pas recours à leur impressionnant arsenal et pourront regagner Bukavu puis Élisabethville sains et saufs. Ils auront joué environ un mois dans l’est du Congo avant de repartir vers Léopoldville, où ils installeront leur camp de base durant un autre mois, leur permettant ainsi de se rendre à Boma, à Matadi et de rayonner en Centrafrique et en Angola. Pour boucler la boucle, signalons encore que, peu avant leur retour à Bruxelles, Les Cousins auront l’insigne honneur de participer au Bal de l’Indépendance du 30 juin à Léopoldville sous le haut patronage d'un certain Moïse Tshombé. Moins de cinq mois après leur départ, le 24 novembre 1965, c'est le colonel Joseph-Désiré Mobutu qui prendra les rênes du pouvoir en destituant le président Kasa-Vubu.

Les Cousins feront un bref et unique retour au désormais Zaïre en novembre 1988 à l'occasion de leur come-back et à l'invitation de Pol Pécriaux, revenu au pays de son enfance. Mais pour le moment, en ce début du mois de juillet 1965, nos valeureux globe-trotters nourrissent déjà un autre projet ambitieux : celui de conquérir l'Argentine. Mais ça, c'est une autre histoire.

                                                                  Les Cousins en partance pour l'Argentine







































1   GÉRARD-LIBOIS Jules, VERHAEGEN Benoît. Congo 1960 (2 volumes), Bruxelles : Centre de Recherche et       d'Information Socio-Politiques (CRISP), 1961, p.774
2   Nations Unies. Conseil de Sécurité. Distr. Générale s/4691, 12 février 1961
3   GÉRARD-LIBOIS Jules, VERHAEGEN Benoît. Congo 1965. Political Documents of a Developing Nation, Bruxelles : Centre de Recherche et d'Information Socio-Politiques (CRISP), 1967, p.76

Commentaires

  1. Bonjour, Je ne connaissais pas les détails de l'histoire même si je savais que c'avait été rock&roll. Mon père, Jean Huysmans était le bassiste du groupe (le beau gosse sur les photos).

    Merci pour ce bel article.

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